« Distinguer l’essentiel du superflu »

Ce sociologue de formation est l’une des principale figure de l’écopsycholoogie en Europe. Chrétien de formation orthodoxe, il est aussi écothéologien et responsable du Laboratoire de tra,sition intérieure au sein de deux ONG caritatives suisses.

LA VIE Quelles réflexions vous inspire la polémique provoquée par la fermeture,
pendant le confinement, des commerces et activités dits « non essentiels » ?
MICHEL MAXIME EGGER Force est de constater que sont les besoins d’ordre principalement physiologique – manger, boire, se soigner, se déplacer, qui demeurent satisfaits, et que les produits
culturels (films, livres, concerts, spectacles) sont pénalisés. Sans compter que les grandes surfaces s’en tirent bien mieux que les petits commerces, les librairies notamment. On peut, à bon droit, se poser la question : acheter du Ricard est-il plus essentiel que se procurer un livre ? Et se demander si cette discrimination ne dit pas, en creux, combien notre société est matérialiste…

Pour vous, revenir à l’essentiel, qu’est-ce que cela veut dire ?
D’abord, je constate et regrette que ce deuxième confinement, à la différence du premier, ne suscite plus (ou très peu) de débats sur l’orientation à donner à notre civilisation. Chacun semble focaliser sur la crise sanitaire. Or la pandémie de Covid-19 dépasse largement le cadre médical. Elle agit comme un
avertissement, un signe des temps que nous devons prendre très au sérieux : si nous laissons filer le réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité et l’explosion des inégalités, nous irons vers des dégradations bien plus graves et irréversibles. Le coronavirus a une dimension apocalyptique au sens premier du terme : il dévoile et révèle les faiblesses d’un monde hyperglobalisé et coupé du vivant, dont on n’a pas respecté les lois. Il nous montre l’importance du lien et de la résilience qui se construit, précisément, dans la coopération et le soin apporté aux autres.
Il nous appelle, de fait, à redéfinir en profondeur ce qui est essentiel à nos destinées.

C’est-à-dire ?
Cela implique d’abord de se poser, individuellement et collectivement, la question du sens de la vie. Le coronavirus nous renvoie à notre fragilité et nous interroge : pourquoi je vis et pourquoi je vais mourir, tôt ou tard, ?
Pourquoi je suis cela ? À quoi je sers ? Quand on demandait au théologien Raimon Panikkar :
« C’est quoi le sens de la vie ? », il répondait, sur le mode de l’évidence « Mais c’est la Vie, en majuscule ! »

Dès lors, que serait une vie en plénitude ?
D’abord une vie insufflée par une puissance de désir réorienté, désaliéné. Notre désir profond -d’amour, de beauté, ou encore de justice-est d’ordre spirituel, il a une dimension d’infini, d’absolu qui ne peut être satisfaite par le marché et la consommation. Voilà qui condamne d’emblée le système CPC (croissanciste, productiviste et consumériste). Ensuite, une vie reliée à toute la communauté du vivant, des êtres humains et non humains, où ceux-ci ont leur place. Avec le coronavirus, on sait maintenant combien la déforestation et la perte de territoires des animaux sauvages sont une bombe à retardement. Enfin, la vie belle et bonne est pour moi une vie où l’on s’ouvre à ce qui, dans notre être profond et dans la nature, est bien plus grand que ce qui respire, vit et meurt. Bref, une vie attentive à l’Esprit, à son souffle. Il nous invite à une vie de communion qui, pour nous chrétiens, a été incarnée en plénitude par le Christ. Mais, j’en suis convaincu, l’Esprit s’exprime aussi dans les autres sagesses et traditions spirituelles.

Très bien, mais quel est te lien avec la société de sobriété joyeuse que vous appelez de
tous vos voeux ?
La réorientation de notre désir, l’écoute de notre désir essentiel (ontologique) nous conduisent à
désirer mieux, à distinguer l’essentiel du superflu, à faire le tri entre les sources secondaires et les sources primaires de satisfaction. Les premières – dans lesquelles j’inclus non seulement les biens de consommation mais aussi toute la quête de valorisation de soi au détriment des autres – nourrissent l’hubris (la démesure), caractéristique de ce monde. Elles sont de l’ordre de l’avoir.
Les secondes ne peuvent s’acheter et sont de l’ordre de l’être. Dit autrement : ce qui nous satisfait le plus et nous fait vraiment vivre a partie liée avec les grandes valeurs l’amour, l’amitié, le souci des autres, de la justice, la contemplation du beau, etc. Le pape François dit de la sobriété joyeuse que « c’est la capacité de jouir avec peu ». On ne saurait mieux dire. La sobriété est une autolimitation libératrice qui vise à laisser un espace viable (souriant) à d’autres êtres, en cela elle est facteur de justice sociale. C’est un don de la vie et une grâce.

La métamorphose en profondeur de nos sociétés ne se fera pas sans une véritable transformation des cœurs et des esprits. Croyez-vous réellement que, face aux forces colossales de résistance et d’inertie, une insurrection des consciences puisse suffire ?
Je n’oppose pas transformation personnelle et transformation sociétale, les deux sont nécessaires et à articuler, ce qui est le grand défi. Bien sûr, la « mégamachine » est extrêmement puissante et, au train où vont les choses, on ne pourra pas empêcher des effondrements. En l’état, l’action des politiques peut, au mieux, limiter la casse. Mais elle n’aboutira pas au changement de paradigme qui devrait s’imposer. Il revient aux personnes conscientisées de développer des alternatives dans des îlots de résilience appelés à se multiplier. De fait, je vois beaucoup de forces positives à l’œuvre et je sens une montée de conscience pour préparer le monde de l’après, le monde de demain. N’oublions pas, non plus, que l’avenir reste par définition imprévisible, en partie du moins. Je me distancie, sur ce point, des collapsologues. L’Esprit souffle où Il veut et on ne sait pas ce qu’Il prépare. Cela reste pour moi une grande source d’espérance.

Les Français rechignent à ce deuxième confinement. Quel message souhaitez-vous leur
donner ?
Bien sûr, je comprends que les restrictions de liberté et l’appauvrissement de la vie sociale
soient difficiles à vivre. J’ai d’autant moins de leçons à donner qu’en Suisse, où je vis, le régime est plus souple. Il me semble, toutefois, que l’obligation de rester chez soi peut être vécue comme une
invitation à entrer en soi. Non pas à se replier sur soi mais à prendre du recul par rapport à
son existence, par rapport à ce système CPC (croissanciste, productiviste et consumériste). qui
hypothèque notre avenir. À se poser la question : qu’est-ce qui me manque de vraiment essentiel ?

INTERVIEW JEAN-CLAUDE NOYÉ